29
C’est elle qui a voulu

Ben était de retour à son atelier, encore sous l’effet agréable de sa longue séance de natation au YMCA, quand Michael l’appela de son boulot près du Marina Green pour lui annoncer que l’opération de Mary Ann s’était très bien passée. DeDe Halcyon-Wilson venait de lui transmettre l’information.

« C’est super, chéri.

— Oui, c’est chouette, hein ?

— Alors, elle sort demain ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse ?

— Apparemment, rien. Juste la laisser se reposer et la faire marcher un peu. Mais le truc, chéri, c’est que… DeDe et D’or ont proposé à Mary Ann de passer quelques jours chez elles, le temps d’avoir les résultats du labo, et je me demandais ce que tu en pensais. »

Ben, craignant la question piège, se demanda si Michael ne testait pas ses sentiments pour Mary Ann.

« Et toi, tu en penses quoi ?

— Eh bien… Elles ont une gigantesque baraque à Hillsborough… et du personnel, je crois… donc, elle sera sans doute plus à l’aise là-bas. »

Ben hésita.

« Mais ?

— Mais… Franchement, je suis sûr qu’elle préférerait être avec nous.

— Elle te l’a dit ?

— Je ne lui ai pas encore parlé, j’ai juste eu DeDe, mais…

— Alors, pourquoi tu ne lui poses pas la question ?

— Si je fais ça, elle va imaginer qu’on essaie de se débarrasser d’elle. Je la connais. Et elle acceptera d’aller là-bas, qu’elle le veuille vraiment ou non.

— Tu crois qu’elle aurait pu demander à DeDe de t’en parler, par peur de te blesser ?

— Non… non… honnêtement.

— Si c’est ça… on va tout faire pour la mettre à l’aise dans le pavillon. On lui a déjà dit qu’elle pouvait venir ici, donc c’est ce qu’on va faire. »

Ben s’interrogea sur ce qui se jouait véritablement. Michael était-il jaloux de l’attention que DeDe portait à Mary Ann ? Craignait-il de faillir à leur amitié s’il n’insistait pas pour prendre soin d’elle lui-même ? Ou alors – et c’est là que les choses devenaient plus troubles – cherchait-il à démontrer que lui, contrairement à elle dans le temps, ne la laisserait pas tomber maintenant qu’elle traversait un moment difficile ?

La vérité, quelle qu’elle fut, était enfouie sous les vestiges de leur histoire commune, or Ben ne les connaissait ni l’un ni l’autre depuis assez longtemps pour se risquer à la déterrer.

Il batailla plusieurs heures avec ses comptes, puis décida, vers seize heures, d’en rester là pour la journée. C’était effrayant de voir à quelle vitesse la pression des impôts et des factures pouvait balayer la sérénité qu’il trouvait en réalisant un bel objet de ses mains. Mais, au fil des années, il avait appris à accepter le fait qu’on ne pouvait créer indépendamment de la trésorerie – pas si on voulait pouvoir continuer dans cette voie. C’était la raison même de la réussite de sa boîte. Ou du moins ça l’avait été, jusqu’à la récession.

Il s’arracha à l’ordinateur en se frottant les yeux. Roman, qui le surveillait attentivement depuis son panier à l’autre bout de la pièce, comprit au grincement du fauteuil Aeron et à la lumière qui virait lentement au gris morne que c’était l’heure de lever le camp. Il était déjà à la porte, agitant la queue à la façon d’un drapeau dans un défilé communiste, quand Ben sortit la laisse du meuble de rangement. Puis, juste après, il tira le Chuckit ! du tiroir de son bureau, ce qui déclencha des aboiements joyeux. Ce lanceur de balles en plastique bleu ne pouvait signifier qu’une seule chose : ils allaient à la plage ou au parc.

La plage aurait été sympa, vu le ciel dégagé, mais Ben se dit qu’il risquait de faire frisquet au Crissy Field et carrément froid à Fort Funston, donc il emmena Roman au parc canin de Collingwood. Lorsqu’ils franchirent le portail, Ben ne compta que trois autres humains sur place pour une douzaine de chiens au moins. Des promeneurs de chiens, conclut-il avec un frisson de mépris, car ces bêtes qui circulaient en groupe introduisaient une énergie désagréable dans le parc. Ils restaient là, l’air ennuyés et mal à l’aise, comme des écoliers en sortie scolaire qui refusent de jouer ensemble ou se liguent contre les autres.

Néanmoins, Roman avait repéré une tête connue : Blossom.

Pendant que le terrier et le labraniche jouaient, Ben repéra le papa de Blossom seul sur un banc à l’autre bout du parc. Impossible de ne pas saluer Cliff de la main. À son grand soulagement, le vieil homme ne le remarqua même pas. Après leur échange au YMCA, Ben avait eu sa dose de Cliff pour la journée. Il ne voyait pas trop de quoi ils auraient bien pu parler encore. Malgré toutes les tragédies qu’il semblait avoir vécues, Cliff n’était pas passionnant.

Heureux d’avoir un prétexte pour tourner le dos au vieux monsieur, Ben reporta son attention vers les chiens ; malheureusement, Roman ne tarda pas à se désintéresser de Blossom et courut attraper une balle de tennis. Chagrinée, Blossom s’en alla rejoindre la bande apathique des chiens en laisse. Lorsque Roman revint déposer la balle toute baveuse à ses pieds, Ben se plia à l’ordre implicite et la lança au loin. Roman était déjà à mi-chemin quand la balle heurta la barrière. Il saisit la balle à son second rebond et revint vers Ben en caracolant, ridicule et superbe, fier de son triomphe.

Que se passerait-il, se demandait parfois Ben, si l’électricité capricieuse qui alimentait le cerveau de Roman sautait en un moment pareil ? Comment les autres chiens réagiraient-ils à une attaque de grand mal chez l’un des leurs ? Et même chose pour les propriétaires, lesquels risqueraient de mal interpréter l’écume aux babines de Roman. Et lui, réussirait-il à rester à côté de Roman et à le réconforter jusqu’à la fin de la crise ou lui faudrait-il affronter pire folie encore ? Et quid de la phase post-ictale ? Comment parviendrait-il à faire évacuer cet endroit si Roman pétait les plombs ?

Jusqu’à présent, ils avaient eu de la chance, les crises avaient toujours eu lieu à la maison – ou du moins dans un espace clos –, de sorte que la situation ne s’était jamais présentée. Peut-être ne se présenterait-elle jamais ? Peut-être que la dose de bromure de potassium que Roman prenait chaque matin suffirait-elle à tenir à distance la bête sauvage qui sommeillait en lui. L’essentiel, c’était que les attaques ne deviennent pas trop rapprochées, sous peine de laminer son capital de neurones et d’entraîner une aggravation de la maladie.

Ben savait bien qu’il était lui aussi facilement capable d’aggraver la situation. En matière d’épilepsie, la frontière entre prudence et angoisse constante était très ténue, et mieux valait qu’il ne la franchisse pas s’il ne voulait pas leur nuire à tous les deux. Il désirait partager sa vie avec Roman, pas devenir un névrosé qui prive son chien de toute spontanéité et de tout plaisir.

 

Roman rapporta la balle une douzaine de fois au moins avant d’aller boire de l’eau dans un bol à l’entrée du parc. Quant à Blossom, elle avait rejoint Cliff près de son banc, à l’autre bout du parc. Assise aux pieds du vieux monsieur, elle aboyait avec insistance sans que Cliff paraisse s’en apercevoir. Il avait les mains crispées sur ses genoux et se balançait lentement d’avant en arrière, comme s’il marquait le tempo de sa musique intérieure.

Ben comprit qu’il pleurait. Qu’il sanglotait.

Il se leva et se dirigea vers lui comme si de rien n’était. Il ne pouvait ignorer l’état du vieil homme, mais n’avait pas envie d’attirer l’attention sur lui. En approchant, il surprit un gémissement – un son terrible, on aurait dit un animal pris dans un piège. Il s’assit et posa sa main délicatement sur le dos du vieux monsieur.

Cliff continua à sangloter, comme s’il était seul.

« Je peux vous aider ? » finit par demander Ben.

Cliff secoua la tête, puis s’essuya les yeux avec la manche de sa parka.

« C’est trop tard pour ça. C’est trop tard pour tout.

— Vous avez envie d’en parler ? »

Blossom aboya de plus belle, alors Cliff la prit dans ses bras et la caressa, dans un effort visible pour se ressaisir.

« Ma femme est morte, dit-il enfin.

— Oh non… Je suis vraiment désolé.

— Je l’ai appris cet après-midi.

— C’était… une mort naturelle ? »

La question paraissait totalement saugrenue, mais, pour Ben, il aurait été impoli de demander à Cliff si sa femme était morte de vieillesse.

« Je ne sais pas, répondit Cliff. Ils ne m’ont pas dit. »

Ben se rappela que, un peu avant, au YMCA, Cliff lui avait confié que sa femme n’était plus « avec lui » depuis un bout de temps.

« Si je comprends bien, elle n’habitait pas avec vous ? »

Cliff fit non.

« Non. Mais c’était pas ma faute. C’est elle qui a voulu. Elle a commencé à se droguer… quelques années après notre mariage. À la fin, la drogue comptait plus que moi. Elle a quitté le droit chemin et n’est plus jamais revenue. »

Ben hocha la tête. Que dire ?

« J’ai essayé de lui offrir une belle vie.

— J’en suis certain.

— Et elle a été belle, notre vie, pendant un bon moment. »

Cliff attira le terrier vers lui jusqu’à ce qu’il lui lèche la joue.

« Hein, Blossom ? On formait une famille à l’époque. »

Cette brève allusion à la vie privée de Cliff émut Ben.

« Comment vous étiez-vous rencontrés ? demanda-t-il pour tenter de distraire le vieil homme de sa souffrance.

— Elle travaillait dans un magasin de chaussures de « West Portal. Moi, je cherchais une paire. C’était la plus belle chose qu’on ait jamais vue. Cheveux noirs. Yeux verts.

— Elle avait quel âge ?

— Euh… trente ans.

— Et c’était quand ?

— Il y a dix… douze ans, lui confia Cliff avec un regard mélancolique où se lisait une curieuse pointe de gêne. Vous trouvez que je l’ai prise au berceau ?

— Non, ce n’est pas ma façon de voir, répondit Ben avec un sourire. Quand on aime, on aime. Mon partenaire a vingt et un ans de plus que moi. »

Cliff réfléchit un moment à cette information, puis dit : « Oui, c’est vrai. »

Ben fut un peu surpris.

« Vous voulez dire que vous l’avez rencontré ?

— Non… mais… je crois que je vous ai vu ici en sa compagnie l’été dernier. Un bel homme, trapu ? Moustache grise ?

— C’est lui. »

Ben n’en revenait toujours pas. Michael ne l’accompagnait pratiquement jamais au parc canin. Il préférait Stern Grove, plus près de l’océan, où Roman pouvait courir dans l’herbe.

« C’est bien d’avoir quelqu’un, poursuivit Cliff, le regard dans le vague. Je ne voyais plus ma femme… depuis des années… mais savoir qu’elle était encore… là, quelque part, ça rendait la solitude un peu plus facile. »

De nouvelles larmes mouillèrent son visage, mais il ne prit pas la peine de les essuyer.

« C’est bizarre comment ça marche, ces trucs-là. »

Ben, qui cherchait quelque chose de positif à dire, se retrouva à grattouiller le ventre soyeux de Blossom.

« Ces petites bestioles peuvent être de très bonne compagnie.

— Oui… pendant un moment. Puis plus rien ne marche. Même pas l’amour. »

Il y eut un silence tendu. Ben, qui s’était approché pour caresser le chien, était à présent suffisamment près de Cliff pour sentir son haleine imprégnée de gin ; il tenta donc de se reculer le plus discrètement possible.

« Vous pourriez me rendre un service ? demanda Cliff au bout d’un moment.

— Euh… bien sûr… si je peux.

— Pouvez-vous veiller à ce qu’on s’occupe bien d’elle s’il m’arrivait quelque chose ?

— Oh… vous parlez de Blossom ? »

Ben savait très bien de qui il parlait, il s’efforçait juste de gagner du temps pour bricoler une excuse acceptable. Autant il compatissait à la situation du vieil homme, autant la chienne représentait une charge dont il ne voulait pas.

« Vous savez, Cliff… nous n’avons pas beaucoup de place chez nous, et Roman a tendance à…

— Je ne parlais pas de vous. Veillez juste à ce qu’elle ne reste pas seule.

— Mais… vous comprenez… s’il vous arrivait quelque chose, je n’aurais vraiment aucun moyen de le savoir.

— Oh, vous le sauriez, répondit Cliff de manière vague. Les nouvelles circulent.

— À mon avis, vous ne devriez quand même pas prendre ce risque. Il vaut mieux contacter la SPA. C’est une très bonne association et je suis sûr qu’ils savent parer à ce genre de… situation. Si vous voulez, je peux regarder pour vous… vous trouver leur numéro. »

Cliff se sentait rejeté, c’était affreusement clair.

« Je suis capable de chercher un numéro, répliqua-t-il.

— Euh… bien sûr, ce n’était pas…

— J’ai besoin d’être seul maintenant.

— Absolument. Bien sûr. »

Ben se leva, il se faisait l’effet d’être un véritable salaud, mais se sentait néanmoins soulagé de pouvoir s’échapper.

« Prenez soin de vous, d’accord ? À bientôt. »

En se dirigeant vers le portail avec Roman, il ne se retourna pas.

 

Il faisait presque nuit quand il arriva à la maison, et il se servit un grand verre de cognac qu’il embarqua vers le jardin où une lune gibbeuse grimpait dans le ciel lavande. Il aurait dû faire quelque chose pour Cliff. Il le savait. À sa manière maladroite et fermée, le vieux bonhomme avait demandé qu’on lui tende la main, or Ben l’avait bel et bien ignoré. Et d’abord, de quoi s’agissait-il au juste ? Était-ce trop intime d’accepter la responsabilité du chien ? Ou seulement de s’assurer que quelqu’un d’autre s’en chargerait ?

Oui, ça l’était. Non – c’était trop « familial » – et Ben ne voulait aucune filiation avec tout ce malheur et ces regrets. Cliff n’était jamais qu’un type rencontré au parc canin ; il éprouvait de la compassion pour lui, mais un certain dégoût aussi, et ne voulait pas que leur banale relation se transforme en quelque chose de plus contraignant. C’était aussi simple que cela.

Le plus triste, pensa Ben, c’est que Cliff avait dû susciter ce genre de réaction tout au long de sa vie. Ses difficultés avec les autres semblaient faire partie intégrante de sa personnalité. Pas étonnant que la perte de quelqu’un qui était allé jusqu’à l’épouser, même si ça n’avait pas duré très longtemps, le fasse autant souffrir. En songeant à cette femme devenue toxicomane, Ben ne put s’empêcher de se demander si c’était la drogue qui l’avait éloignée de Cliff ou si c’était ce dernier, avec son désespoir contagieux, qui l’avait poussée à se droguer.

Ben, un peu éméché à présent, regagna la cuisine pour y récupérer les iris qu’il avait achetés en rentrant du parc canin. Il voulait que le pavillon soit accueillant pour le retour de Mary Ann le lendemain matin. Il attrapa un vase sur l’étagère au-dessus de la cuisinière, le remplit d’eau et passa un moment à y disposer les fleurs. Ça faisait du bien de se livrer à ce petit geste de générosité juste après avoir esquivé les remous d’un acte nettement plus astreignant.

En plaçant les iris sur la table de chevet de Mary Ann, il aperçut sur le lit un T-shirt posé à côté d’un sac cadeau et d’un ruban rose, et qui portait l’inscription PINYON PINYON CITY : AU MILIEU DE NULLE PART . Il avait déjà vu ce T-shirt – et plusieurs autres, en fait – prendre la poussière dans son épicerie-bazar préférée. Ça le touchait de penser que leur voyage à la montagne avait tellement plu à Mary Ann qu’elle avait voulu le graver ainsi dans sa mémoire alors qu’il n’était même pas terminé. Et qu’elle l’ait fait toute seule prouvait encore plus sa sincérité.

Il fourra le T-shirt dans le sac et le rangea avec d’autres affaires sur une des étagères de la penderie. Puis il défit le lit et emporta les draps vers la buanderie. Elle trouverait du linge propre à son retour, ce serait une bonne façon de lui faire comprendre qu’elle repartait de zéro et que dorénavant les choses ne pourraient qu’aller mieux.

Mary Ann en automne
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